Aperçu
La Cour d’appel de l’Ontario a récemment rendu une décision faisant jurisprudence dans l’affaire Loblaw Companies Limited v. Royal & Sun Alliance Insurance Company of Canada, 2024 ONCA 145 (Loblaw), portant sur des concepts clés en matière de couverture d’assurance. Voici les principaux enseignements de cette décision :
- La répartition au prorata des coûts de défense en fonction du temps d’exposition au risque est l’approche appropriée lorsqu’il y a plusieurs assureurs successifs impliqués dans des réclamations à long terme portant sur des dommages matériels ou corporels ;
- Le recours en réparation pour la perte de couverture n’est pas applicable aux frais de défense engagés avant la déclaration de sinistre ;
- La réserve de droits ne crée un conflit que si cette réserve spécifique suscite une crainte raisonnable de conflit. Lorsqu’il y a une crainte raisonnable de conflit, des ententes de rapport de défense (Defence Reporting Agreements – DRA) peuvent établir un équilibre entre les droits des assurés et ceux des assureurs ; et
- Les assureurs n’ont pas automatiquement droit à toutes les informations protégées par le privilège de la défense. Lorsqu’un assureur cherche à obtenir ces informations privilégiées pour ses propres intérêts, par exemple pour une décision de couverture, et en conflit direct avec les intérêts de l’assuré, il peut se voir refuser l’accès à ces informations.
Contexte
Dans Loblaw, Loblaw Companies Limited, Shoppers Drug Mart Inc. et Sanis Health Inc. faisaient face à cinq actions collectives liées à la fabrication, la distribution et la vente d’opioïdes au Canada depuis 1996. Les trois entreprises avaient souscrit des polices de responsabilité civile générale (CGL) auprès de nombreux assureurs au cours de la période de référence. Certains assureurs, comme Royal & Sun Alliance et AIG, n’avaient assuré Loblaw que pendant quelques années, tandis que d’autres, comme Liberty et Aviva, avaient couvert l’une des entreprises pendant plusieurs décennies. Loblaw, Shoppers Drug Mart et Sanis ont demandé une déclaration leur permettant de choisir l’assureur responsable de couvrir les frais de défense pour l’ensemble de la période d’assurance.
Ils ont eu gain de cause en première instance, le juge ayant estimé qu’il n’était pas réaliste de distinguer et d’allouer les réclamations couvertes et non couvertes à ce stade. Par conséquent, Loblaw, Shoppers Drug Mart et Sanis étaient en droit de choisir la compagnie d’assurance qui couvrirait les frais de défense pour l’ensemble de la période d’assurance, cette dernière devant ensuite se retourner contre les autres assureurs pour obtenir une contribution.
Répartition au prorata en fonction du temps d’exposition au risque : l’approche correcte
La Cour d’appel a estimé que cette approche était incorrecte pour plusieurs raisons. La Cour a distingué cette affaire des cas où plusieurs assureurs couvrent simultanément une même période de sinistre. Dans les situations où il y a plusieurs assureurs concurrents, chacun a accepté d’assurer ce risque pendant cette période et pouvait raisonnablement s’attendre à payer les frais de défense. En revanche, dans ce cas, les assureurs couvraient le risque de manière successive et n’avaient accepté d’assurer le sinistre que pour la période pendant laquelle leur contrat d’assurance était en vigueur. Les polices elles-mêmes prévoyaient une couverture limitée dans le temps, et il n’était pas juste d’exiger d’un assureur ayant couvert seulement 3 % de la période de prendre en charge la totalité de la défense et de demander un remboursement ultérieur. Une répartition plus appropriée des frais de défense serait une division au prorata entre les assureurs, basée sur la durée de leur couverture du risque.
Aucun recours en réparation pour non-paiement des frais de défense avant déclaration de sinistre
Un autre enjeu dans cette affaire était que les assurés cherchaient à obtenir le paiement des frais de défense engagés avant la déclaration de sinistre de la part d’AIG et de RSA, bien qu’ils n’aient pas informé ces assureurs de l’action en temps opportun, comme l’exigeaient les polices respectives. Les frais de défense avant déclaration de sinistre sont les coûts liés à la défense d’une action avant que l’assuré n’ait donné avis de cette action à l’assureur.
Dans cette affaire, une action collective a été intentée contre l’assuré en août 2018. L’assuré n’a pas pu retrouver ses polices CGL couvrant la période 1996-1998 avant juillet 2019, soit près d’un an plus tard. Pendant ce temps, l’assuré a retenu les services d’un avocat et engagé 220 000 $ de frais de défense. L’assuré a demandé le remboursement de ces frais, ce qui a été refusé. Il a alors sollicité un recours en réparation.
La Cour a conclu que le recours en réparation n’était pas disponible dans ces circonstances, car les obligations de défense des assureurs ne sont déclenchées qu’à réception de l’avis de sinistre. Il n’y avait donc rien à réparer avant que cet avis ne soit donné. De plus, les assureurs ne refusaient pas la couverture ni la défense du sinistre ; ils refusaient simplement de payer les frais engagés avant d’avoir été informés. La Cour a jugé qu’il n’y avait pas de perte de couverture et, par conséquent, aucun recours en réparation possible.
Les DRAs établissent un équilibre entre les droits des assurés et des assureurs
Les assureurs ont également soulevé la question des ententes de rapport de défense (Defence Reporting Agreements – DRA). Les DRAs sont des ententes qui garantissent que seules les équipes participant à la défense de l’action collective peuvent recevoir des rapports de défense couverts par le secret professionnel ou le privilège relatif au litige. Ces rapports ne sont pas accessibles aux équipes chargées de déterminer la couverture pour les mêmes sinistres. Les assurés craignaient que les informations privilégiées soulevées lors de la défense de l’action collective soient utilisées pour refuser la couverture de ce sinistre. Le juge de première instance a conclu que les DRAs établissaient un équilibre approprié entre les droits des assurés et des assureurs. La Cour d’appel a confirmé cette décision.
Évaluation de la pertinence des DRAs
Lors de l’évaluation de la pertinence des ententes de rapport de défense (DRAs), la Cour s’est concentrée sur la question de savoir s’il existait une crainte raisonnable de conflit. La simple existence d’une réserve de droits large et générale ne crée pas nécessairement un conflit. La Cour a estimé qu’une réserve de droits suffisamment spécifique pouvait entraîner une crainte raisonnable de conflit.
Dans cette affaire, la réserve de droits formulée par les assureurs concernait spécifiquement la conduite intentionnelle de l’assuré. Les allégations contenues dans la procédure faisaient état de plusieurs comportements intentionnels, ce qui a conduit la Cour à conclure qu’il existait une crainte raisonnable de conflit.
Les assureurs n’ont pas automatiquement droit à toutes les informations privilégiées de la défense
Dans cette affaire, certains assureurs avaient accepté de signer des DRAs tandis que d’autres avaient refusé. Parmi les assureurs ayant refusé, certains ont également indiqué qu’ils utiliseraient les informations privilégiées obtenues dans le cadre de la défense des actions collectives pour statuer sur les questions de couverture. La Cour a rappelé certains principes juridiques sous-jacents au droit d’un assureur de prendre en charge la défense d’un sinistre. Elle a précisé que bien que les assureurs puissent avoir le droit de contrôler la défense, ce droit ne peut être exercé que lorsqu’ils agissent dans le meilleur intérêt de l’assuré. L’obligation première de l’avocat de la défense est envers l’assuré, même si les honoraires de cet avocat sont payés par l’assureur. Lorsqu’un assureur cherche à obtenir des informations privilégiées pour son propre bénéfice, et en conflit direct avec les intérêts de l’assuré, il peut se voir refuser le droit de contrôler la défense et l’accès aux informations privilégiées.
Un assureur qui exerce son droit de défendre un sinistre en obtenant et en rémunérant un avocat de son choix est considéré comme s’associant à la défense de l’assuré. Dans cette affaire, les assureurs ayant refusé de signer les DRAs avaient également refusé de s’associer à la défense de l’action collective. Bien que la Cour n’ait pas exigé que ces assureurs signent les DRAs, elle a tout de même imposé l’obligation de maintenir des écrans éthiques pour garantir que les informations privilégiées ne puissent être accessibles qu’aux personnes désignées. Ces personnes désignées ne devaient pas participer à l’évaluation ou à la détermination des questions de couverture.
Conclusion
Il reste à voir si cette affaire sera portée devant la Cour suprême du Canada.
Whitelaw Twining est un cabinet reconnu dans le domaine de la couverture d’assurance et agit régulièrement en tant que conseiller en couverture pour des assureurs nationaux et internationaux. Si vous avez des questions concernant la couverture d’assurance, n’hésitez pas à contacter notre équipe spécialisée chez Whitelaw Twining.